Pionnier de l’urbanisme et de l’architecture écoresponsable, Philippe MADEC est un des fondateurs du Mouvement pour une Frugalité heureuse et créative qui rassemble des architectes et urbanistes du monde entier.
Véritable défricheur du développement durable en urbanisme et architecture, Philippe MADEC crée son atelier à Paris en 1989 et son atelier rennais en 2005 au sein desquels il développe une approche écoresponsable du projet architectural et urbain qui lui a valu de nombreuses distinctions, notamment le Global Award for Sustainable Architecture. Il participe également à la politique générale de l’architecture et de l’urbanisme en France et à l’étranger : expert pour le Grenelle de l’Environnement, membre du Conseil National des Villes et Territoires d’Art et d’Histoire, conseil scientifique du PUCA, membre du jury national Écoquartiers / Écocités, membre titulaire du Chapitre Europe du « Club de Rome » depuis 2010, un expert pour HABITAT III en 2016…
Vous êtes un des pionniers de l’architecture écoresponsable. Comment en êtes-vous venu à cette démarche de l’écoresponsabilité dans l’architecture ?
C’est très clairement un héritage breton, un héritage familial. J’ai vécu toute mon enfance dans une relation forte à la nature parce que mon père était ostréiculteur dans les abers du Finistère et mon grand-père maternel meunier et sourcier. Entre l’eau de la rivière qui alimente la turbine du moulin, l’océan qui monte et qui descend et qui fait vivre les êtres, les ondes telluriques qui vous traversent simplement le corps à travers un morceau de bois, vous comprenez très jeune que la relation entre les hommes et la nature est puissante. Ajoutez à cela le choc des grandes pollutions des années 70-80 qui ont frappé ma région : les parasites venus du Japon qui ont détruit les huitres plates, le Torrey Canyon, l’Amoco Cadiz, ces pétroliers qui ont dévasté les côtes du Finistère… Mon engagement écologique est né de mes origines et de ces chocs. Pour l’architecture, c’est une autre histoire. J’ai appris l’architecture au Grand Palais chez Henri Ciriani où il n’était pas question d’écologie, mais bien d’architecture moderne, d’abstraction. Comment faire la somme de ce que m’avaient appris la Bretagne et le Grand Palais ? C’est en rencontrant l’historien anglo-américain, Kenneth Frampton, à New-York que j’ai pu rassembler ces antagonismes apparents pour tracer le chemin que je suis encore aujourd’hui.
Comment définir l’architecture écoresponsable ?
C’est une architecture qui installe la vie en disposant de la matière avec bienveillance. Bienveillance à la fois pour la terre et pour la vie en général. En tout, il est question de vie, d’installation et de bienveillance avec les êtres, avec les matières et avec les techniques. C’est ce que nous avons appelé, avec Alain Bornarel et Dominique Gauzin-Müller, la frugalité créative. Nous ne sommes pas dans la décroissance, nous sommes dans une vision apaisée de la frugalité vécue comme une manière d’installer l’homme dans son milieu selon une justesse de la relation nature et culture.
Comment comprendre cette notion de frugalité heureuse et créative dans l’aménagement des territoires ?
La frugalité, c’est utiliser uniquement que ce qui est nécessaire, c’est mettre en œuvre un dispositif qui installe la vie en ménageant la terre. Les principes de cette frugalité heureuse et créative permettent de sortir d’une logique productiviste. Le bon prisme pour agir, c’est la dimension communale. Sans échelle, sans qualification, toute petite ou très grande, rurale ou urbaine, la commune est tout à la fois. A partir de cette dimension communale, nous n’aménageons pas, nous ménageons, nous ne consommons plus, nous contentons, nous ne construisons plus, nous réhabilitons. Il faut faire mieux avec moins, en utilisant deux fois moins de ressources. Et ce n’est pas le « Less is more » des Modernes qui pousse à toujours faire plus, plus vite… Le premier rapport du Club de Rome rappelait dès 1972 qu’il ne pouvait y avoir une croissance infinie dans une terre finie sans dommages écologiques majeurs. On le sait depuis longtemps, je ne vois pas d’autre avenir que celui de la frugalité.
Êtes-vous entendu par les responsables des territoires ?
Nous devons faire un travail collectif. Ce n’est pas eux contre nous. Il est indispensable que chacun reconnaisse ses responsabilités pour avancer ensemble. Les bâtisseurs sont responsables de 40 % des gaz à effet de serre. L’architecte américaine Stéphanie Carlisle le dit avec beaucoup de force : « Je pollue la planète depuis des années, […] j’ai passé chaque jour de ma vie professionnelle à aider une industrie qui est responsable de près de 40 % des émissions climatiques mondiales. Je ne travaille pas pour une compagnie pétrolière ou gazière. Je ne travaille pas pour une compagnie aérienne. Je suis architecte. ». Aujourd’hui, il y a une demande croissante chez les maîtres d’ouvrage privés et publiques qui exigent des réponses écoresponsables fortes et très abouties. Le mouvement Frugalité heureuse et créative mobilise plus de 14.000 signataires dont 5.200 architectes en France et à l’étranger, c’est un signe qui nous engage vers l’optimisme.
Mais concrètement comment peut-on ménager les terres ?
Il est temps d’avoir une posture intelligente par rapport à ce qui est déjà là. Dans les pays développés, on ne construit chaque année que 1% équivalent du bâti existant. Dans ce 1%, quelle est la part de l’écoresponsable aboutie ? Rien par rapport à ce qui continue à se faire… C’est catastrophique. Ce n’est pas avec le neuf que nous allons sauver la planète. Nous devons travailler sur l’existant : réhabiliter les bâtiments, les transformer et surtout arrêter de les détruire. Philippe Pelletier, président du Plan Bâtiment Durable, le dit simplement : « Les cinquante dernières années, on a équipé la France, les cinquante à venir, on va la réhabiliter. » Tout l’enjeu est de réduire drastiquement la nécessité du déplacement. La disposition des villes doit être pensée à partir du logement. Comment en intégrant la question du temps dans l’aménagement du territoire peut-on vivre mieux ? Rendre mixtes les quartiers, rapprocher le travail des logements, créer des tiers lieux, ces changements déjà en cours sont nécessaires. Il faut réduire les déplacements contraints et privilégier les déplacements collectifs quand ils restent incontournables. En somme, nous devons revenir à un aménagement antérieur des territoires, remettre des rails sur les anciennes voies SNCF abandonnées par exemple. Un regard différent au plus près des territoires, considérer le bien-être de l’humain dans son milieu : là est l’essentiel.
Quelle est la place des technologies en général dans cette démarche vers l’écoresponsabilité ? Aident-elles à faire mieux dans le sens que vous avez défini ?
Les nouveaux logiciels facilitent la conception, mais aussi la communication au sein des équipes et avec les maîtres d’ouvrage. Comprendre un plan reste très difficile pour les non-initiés, la représentation 3D des projets permet vraiment d’augmenter le partage et donc la connaissance pour le maître d’ouvrage de ce qui est en train d’être conçu. Mais, au cœur de la frugalité créative, il y a la nécessité de se désintoxiquer de la technologie. Bien sûr, on a toujours besoin de la technique, mais seulement dans la mesure où elle nous aide à construire notre relation apaisée à la nature. Or, certaines technologies sont devenues si complexes qu’elles empêchent ce lien. Suréquiper des bâtiments coûte très cher en argent, en matière, en énergie. Je ne suis pas pour la climatisation, mais pour la ventilation naturelle, comme je ne suis pas pour le béton mais favorable aux matériaux bio géo-sourcés.
Vers où l’innovation doit-elle se porter pour continuer dans cette voie de l’écoresponsabilité ?
Pour moi, l’innovation ne sera pas technique. Elle doit d’abord être sociale. Réhabiliter ce qui est déjà là, c’est réhabiliter un monde habité. Il faut donc que les habitants soient partie prenante de la réhabilitation de leur monde. Nous n’arriverons à la massification dont tout le monde parle par la technique, mais par la démultiplication des actions écoresponsables de chacun. Si les citoyens sont accompagnés, tout ira plus vite.
Nous le savons tous déjà, en réalité. Quand les gens votent pour ce qui relève directement de leur monde, leur quotidien, ils font de vrais choix. Il y a en France de plus en plus de maires écologistes. Nous revenons là à l’importance de la dimension communale.
Votre démarche a été primée par le Global Award for Sustainable Architecture…
Avoir été le premier à recevoir le Prix du Projet Citoyen et être le seul à l’avoir reçu deux fois est aussi important à mes yeux que le Global Award. Devenir membre titulaire du chapitre Europe du Club de Rome, recevoir le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université de Liège, tout cela arrive parce que j’ai mon âge et que j’ai fait le travail, mais aussi parce que ces instances se reconnaissent dans notre démarche et c’est cela qui importe.
Si vous aviez à parler d’un de vos projets en particulier, lequel choisiriez-vous ?
C’est difficile à dire car on s’investit beaucoup dans les travaux que l’on fait. J’aime évidemment ce qui fut ma première grande œuvre, l’aménagement du bourg de Plourin-lès-Morlaix, quinze ans de travail avec tous les Plourinois, pour lequel nous avons reçu une dizaine de prix dont le prix Projet Citoyen. Je pourrais aussi évoquer le pôle culturel de Cornebarrieu, un bâtiment construit en bois et en terre crue qui a été à l’origine du développement de la filière industrielle des BTC. Aujourd’hui, c’est vraiment l’heure des matériaux bio et géo-sourcés. Il s’agit bien de sortir de l’économie mondialisée.
Pour approfondir le sujet, nous vous invitons à consulter les ouvrages suivants :
Philippe Madec (2021), Mieux avec moins. Architecture et Frugalité pour la paix, « La fabrique de territoires », Terre Urbaine, 190 pages, 19,50 euros.
Mouvement pour une Frugalité heureuse et créative (2022), Commune frugale. La révolution du ménagement, « Manifestes », Actes Sud, 120 pages, 11,50 euros.
Yann Nussaume (2021), Milieu et architecture, Entretiens avec Augustin Berque, Philippe Madec et Antoine Picon, « Architectures Contemporaines », Hermann, 300 pages, 19 euros.
Vous pouvez également lire le manifeste du Mouvement pour une Frugalité heureuse et créative
Photographie : (c) Nateworld